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France, région parisienne, 2039

C'est une belle journée qui commence, il fait très beau, le printemps s'installe définitivement. J'ai mal dormi cette nuit car j'ai été réveillée par le bruit d'une course-poursuite entre des policiers et des délinquants qui avaient déclanché l'incendie d'une automobile pour occuper les pompiers. Les incendies criminels sont habituels, ici, ils mettent aussi le feu aux poubelles et aux boîtes aux lettres. Et puis il y a aussi les immeubles qui explosent à cause du gaz mais là, c'est accidentel. Tout ça, c'est comme des spectacles pour occuper les gens. Ces incidents arrivent souvent et quand les délinquants se tiennent tranquilles ce sont les bruits de la chasse aux SDF ou aux sans-papiers qui me réveillent, les nuits où la police politique les traque de rues en rues. Les bruits ne me dérangent pas toujours car je commence à être un peu sourde à force de travailler dans le bruit, mais parfois il faut évacuer l'immeuble en pleine nuit, à cause d'un incendie ou d'un contrôle des papiers, lors des rafles organisées pour arrêter les sans-papiers et les mauvais citoyens qui les protègent. Aussi, mon mari et moi nous avons pris l'habitude de dormir tout habillés pour perdre le moins de temps possible en cas d'évacuation. Mon mari râle beaucoup quand cela arrive, moi, ça fait longtemps que tout cela me paraît normal. Ce n'est qu'une question d'habitude finallement. On se fait à tout.
Je pars à 7h32 précises pour prendre le bus n°212 qui passe dans ma rue à 7h37. Je m'arrange pour ne pas attendre dans la rue, à l'arrêt du bus, à cause des chômeurs et des SDF qui envahissent les rues et qui mendient ou qui embêtent ceux, qui, comme moi, ont la chance d'avoir un travail et de louer un appartement. Le bus me dépose devant la gare et je m'y engouffre pour prendre le RER qui ne tarde pas à arriver à quai.

Je suis de bonne humeur ce matin car j'ai reçu mon salaire, j'ai de la chance car je n'ai attendu que sept mois cette année, l'année dernière j'avais du attendre Juin, nous sommes fin Mars. Dans le RER, je peux finir ma nuit, je ferme les yeux et j'eesaie de faire un dernier rêve en chemin bien que le chemin soit court, je n'ai que 6 stations de chez moi au bahut. Parfois je rêve que je n'y vais pas, que je n'ai plus besoin d'y aller parceque j'ai gagné au loto, parceque j'ai écris un best-seller ou parceque j'ai l'âge de la retraite. Je rêve aussi que j'en reviens déjà, ou alors que j'arrive là-bas et que tout a brûlé. Rêver c'est déjà ça.
Quand le haut-parleur annonce ma station, je me lève et je marche, c'est à ce moment là que je me réveille vraiment, au moment où je retrouve mes collègues sur le quai, ceux avec lesquels j'ai l'habitude de faire le chemin jusqu'au bahut. Ce matin, il y a Aline qui est professeur d'Arts et Mathilde, professeur de Français. On se parle à peine, parceque l'on est tendues et pas rassurées à cause des meutes de sauvageons (c'est comme ça que les médias ont baptisé les délinquants juvéniles de banlieue) qui traînent dans les rues et qui risquent de nous agresser. Nous avons peur bien qu'en général ils s'en prennent à des personnes seules ou très âgées. Alors on marche vite et on se fait discrètes pour que personne ne sache que nous sommes profs. Juste avant d'arriver, je ferme bien mon grand imperméable et je mets mon casque. Une précaution utile car nous tombons justement sur une bande de parents qui nous attendent pour nous jetter des fruits et des légumes pourris en nous insultant parceque l'on travaille dans ce bahut. Au début, cette attitude me faisait de la peine, mais maintenant, je laisse faire. Les mots ne me touchent plus et les vêtements ça se nétoie. On a tous des vêtements de rechange dans nos sacs, au cas où. Il faut simplement ne pas oublier son casque car il arrive que des parents nous bombardent avec autre chose que des fruits pourris.


Il est 8h25 j'ai donc le temps de prendre un café avant mon premier cours qui commence à 8h30. Précises. Il ne faut surtout pas que je prenne mes élèves en retard sinon le directeur va encore m'apostropher. Il trouve toujours un prétexte pour nous faire des remontrances. Il aime nous harceler à longueur de journée, toujours là à hanter les couloirs, à nous surveiller et à nous reprocher ci et ça, d'être incompétents, non professionnels, à nous dire de faire comme ci plutôt que de faire comme ça. Il faut savoir garder son calme avec cet homme là, un jour quelqu'un va s"énerver et l'envoyer à l'hôpital. Mon premier cours commence, les élèves mettent un peu de temps à s'installer car ils se saluent, se parlent et rigolent. Je les laisse faire et j'attends qu'ils se calment pour ne pas les énerver. Dans cette classe là ils sont 45, j'ai de la chance cette année car aucune de mes classes ne dépasse cet effectif relativement léger. L'année dernière j'avais plusieurs classes de 50 et 55 élèves. Le cours se déroule sans problèmes majeurs, j'arrive à désamorcer les provocations des élèves qui s'amusent et une bonne dizaine d'entre eux fait l'effort de suivre mon cours, écrivant de temps en temps dans leur cahier et répondant à mes questions. C'est plus que d'habitude.
Mon deuxième cours se passe moins bien. Un élève me traite de salope car il a eut un 3 à son contrôle. Je lui réponds qu'il mérite sa note et qu'il pouvait mieux faire avec un peu plus de travail. J'ai été assez épargnée cette année au niveau des injures car je n'en ai reçu qu'une trentaine. Cet élève ne m'avait encore jamais insulté, alors je laisse passer et puis, si je mets un mot dans son carnet, ses parents risquent de se plaindre de moi et je n'ai pas envie que le directeur me dise encore que je suis trop susceptible et que je dois prendre du recul. Cette année a été assez calme, peu d'insulte et aucune agression physique. L'année dernière un élève m'avait gifflée et, à la suite de cela, j'avais du faire un stage d'une semaine de remotivation intitulé : " un bon professeur est un enseignant qui ne provoque pas chez ses élèves l'envie de l'insulter ou de le frapper".


A la récréation, je retrouve mon amie Maryse dans la salle des professeurs devant la machine à café.
"Ce n'est pas une vie!" s'exclame-t-elle.
"C'est pourtant la nôtre" lui réponds-je, en lui tendant la tasse de café ou plutôt ce qui devrait être un café si, depuis plusieurs jours, la machine ne nous servait pas que de l'eau chaude sucrée. La semaine dernière il y avait du café mais pas de sucre et celle d'avant du café et du sucre mais pas de gobelet. Maryse ne va pas bien en ce moment, elle m'a confié que, certains jours, l'idée de la récréation était la seule motivation qu'elle trouvait à venir ici. La récréation permet d'interrompre un peu la routine, les cris des élèves et des pions, les insultes et l'agitation.

Mais le problème de la salle des profs c'est cette grande fenêtre qui donne sur la cour de récréation. On n'échappe pas totalement aux bruits engendrés par les jeux des élèves et puis surtout on les voit, ces ados aux rires niais et aux baskets géantes, à la peau grasse et à la voix dissonante, ces rois du monde surconnectés à qui les médias font espérer l'argent facile et la gmoire instantannée, ces jeunes des cités que le gouvernement prive suffisamment de culture et d'ouvertures possibles pour qu'ils n'aient pas l'idée de se révolter, ces futurs étudiants à qui l'éducation nationale promet monts et merveilles en se moquant des désillusions qui les attendent dans le monde du travail comme dans le monde tout court.
Maryse n'a pas le moral car elle est assignée au tribunal la semaine prochaine pour avoir dit à une élève qui refusait de lire un texte qu'elle était une feignante. Elle est assignée pour insulte grave et pour harcèlement moral car les parents disent qu'elle s'en prend toujours à leur fille. Maryse s' indigne encore de ce genre de choses, moi, tout cela me paraît normal. Je m'y suis habitué. On se fait à tout. Cette année j'ai eu également de la chance dans ce domaine car il n'y a eu aucune plainte déposée contre moi. L'année dernière je m'étais retrouvée au tribunal pour avoir demandé à un élève dyslexique de mieux écrire. Une amende de deux cents euros avait été prélevée sur mon salaire.

 

La sonnerie retentie, il faut reprendre le travail. C'est mon 3e cours et je suis incommodée par le chauffage qui fonctionne à fond toute l'année sauf au coeur de l'hiver où il tombe en panne. Les fenêtres sont cassées ou condamnées et si je laisse la porte ouverte je risque de voir le directeur patrouiller dans les couloirs alors je préfère suer à grosses gouttes. La chaleur endort les élèves qui me laissent tranquille, cela n'a pas que des inconvénients. En 4e heure je n'ai pas d'élève mais j'ai des tas de choses à faire et notamment des photocopies. Je vais dans le local à photocopieuses où je m'enferme à double tour en pensant à ce pauvre Monsieur Hernion qui est mort dans ce local, il y a 5 ans, après qu'un élève l'ait poignardé parcequ'il l'avait puni en l'excluant deux jours. Le local est situé entre les salles de classe, un peu à l'écart de la zone prof, dans un lieu où les élèves circulent librement pour aller à leurs casiers. C'est pour cela que, désormais, on s'y enferme pour éviter les agressions.
Je fais une première série de photocopies puis la machine s'arrête car il n'y a plus de papier; il n'y a plus de stocks mais en ouvrant toutes les armoires, j'arrive à trouver une ramette. Je relance la machine mais les photocopies sont trop pâles, on ne voit rien. La machine me dit maintenant qu'elle manque d'encre. Je change la cartouche puis je relance une nouvelle fois la machine, ça marche mais les premières photocopies sont pleines de tâches d'encre. Cela m'agace de gâcher ainsi du papier car je risque encore qu'on me reproche de dépasser mon quota de photocopies autorisées. Il y a deux ans le directeur m'avait retiré un point sur ma note administrative pour cette raison. Et je n'ai pas envie qu'on m'envoie faire le stage intitulé :" un bon professeur est un enseignant économe qui ne gâche pas le matériel et qui se contente de peu". Maryse a fait ce stage il y a trois ans et elle m'a dit qu'il était particulièrement rebutant. Avec toutes ces interruptions j'ai mis plus de 30 minutes pour faire 90 photocopies!


Je me dépêche de manger un sandwich car à 12h30 je dois assister à une longue réunion . Je prends toujours mes repas dans la salle des professeurs car, d'une part, nous avons souvent des réunions ou des conseils de classe sur l'heure du repas et, d'autre part, cela m'évite de devoir traverser la cour pour aller à la cantine. La cour est une vraie jungle dans laquelle les élèves font toutes les bêtises qui leur passent par la tête et il est de plus en plus dangereux d'essayer de la traverser.
Mme Lampion, professeur de technologie, a été renversée par un élève il y a 15 jours et elle est toujours à l'hôpital car elle s'est cassé le cocsis.
Aujourd'hui, je mange pour la première fois depuis longtemps un sandwich au poulet. Pendant un an à peu près on ne mangeait plus de poulet à cause d'une maladie déclarée chez ces animaux, l'épidémie était mondiale, mais maintenant ça va mieux, en tout cas pour les poulets car hier on nous a demandé à la télévision de ne plus consommer de porc. Il y a 2 ans c'était le boeuf qui était malade et il y a 3 ans c'était l'agneau. C'est quand même bizarre que ce soit chaque année une bête differente mais on n'y peut rien, on ne peut que suivre les directives du gouvernement et espérer que tout ira bien.
Cette réunion est une réunion bilan où on nous dit les points forts et les points faibles du 2e trimestre qui s'est achevé début Mars et les objectifs du 3e trimestre. Le directeur nous exorte à continuer nos efforts pour désamorcer coûte que coûte toute tentative d'acte violent. Jusqu'à présent, aucun enseignant n'a été tué et il n'y a eu que trois blessés ayant séjourné à l'hôpital cette année. Tous les trois avaient été blessés par des élèves. L'année dernière Mme Dayan, un professeur de maths "vieille école" avait été poignardée par un parent. Ce professeur venait d'arriver dans notre établissement, elle avait été transférée d'un établissement élitiste de province et n'avait pas su s'adapter à notre public. Quelques enseignants font la grimace en réaction aux propos du directeur. Moi, ça fait bien longtemps que tout cela me parait normal. Ce n'est qu'une question d'habitude finalement. On se fait à tout.

On nous annonce aussi que les journées pédagogiques de fin d'année porteront sur le thème : "le parler politiquement correct avec les parents, comment désamorcer les conflits dans les relations parents-professeurs de façon à éviter les plaintes et les procès". On nous donne le planning du 3e trimestre avec les dates de conseils, de réunions et d'épreuves du bac et du brevet. Le directeur nous rappelle que nous devons à l'Etat 48 heures de travail gratuit pour la solidarité. Mais comme cela fait des décennies qu'on est solidaire, je ne saurais même plus dire avec qui ou quoi nous le sommes. L'a-t-on seulement su à un moment?

A 14h30 je descends pour donner mon 4e cours de la journée. Je me sens fatiguée et pourtant il faut encore que je m'active. Plus je suis fatiguée et plus je m'énerve. Je m'agite, je crie, parfois plus fort que les élèves, je gueule et je me casse la voix. La récréation sonne comme un cessez-le-feu. Je retrouve mes collègues en salle des professeurs, on se met à parler du boulot, de nos petits tracas quotidiens, de nos heures supplémentaires qu'on ne récupérera jamais et qui, mises bout-à-bout, feront bientôt des années. On est tous très fatigués le Vendredi après-midi, on attend avec impatience la fin de la journée, la fin de la semaine, les vacances de printemps (dans une semaine) et surtout les grandes vacances. Quelques uns les attendent avec autant d'impatience que les marins de Christophe Colomb attendant les côtes "indiennes".
Certains sont pleinement épanouis et pour tout l'or du monde, ils ne changeraient pas de métier. Maryse aimerait en changer mais elle n'ose pas, elle dit qu'elle ne sait rien faire d'autre. D'autres ne sont vraiment pas faits pour ce métier, ça crève les yeux. Ils arrivent à reculons, tristes comme des pierres. Moi, au milieu de tout ça, ça fait bien longtemps que je ne me pose plus de questions. Tout ça n'est qu'une question d'habitude, on se fait à tout.
J'ai 55 ans et il me reste encore 15 ans de travail avant d'être à la retraite qu'on nous interdit de prendre avant 70 ans. J'évite de penser pour ne pas déprimer ou devenir dingue, comme certains. Si je "pétais un câble" je crois que je plaquerais tout pour faire le tour du monde en solitaire. Maryse dit qu'un jour elle finira par agonir d'injures un élève, casser des chaises en les fracassant sur la tête du directeur ou étrangler un parent d'élève. J'espère que ses mots dépassent sa pensée et qu'elle ne le fera jamais mais on ne peut pas savoir. De tels excès ne seraient pas surprenant du tout, vu ce qu'il faut supporter au quotidien.
Le jour où je partirai à la retraite ça me fera quand même quelque chose, je le sais bien. Je verserai quelques larmes, c'est sûr. Après tout, c'est ici que j'aurais passé l'essentiel de ma vie puisque j'y travaille déjà depuis 30 ans.

 



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